Le Pont de Narni (1827) de Corot est un paysage élaboré à partir d’une étude réalisée en plein air lors d’un voyage en Ombrie un an plus tôt. On y découvre sur notre droite les ruines du pont d’Auguste, ancien ouvrage romain. Prolongé par une bordée d’arbres, l’ensemble dessine une ligne qui vient séparer en deux espaces l’arrière-plan du premier. Devant, des bergers gardent un troupeau. Cette frontière invisible semble les écarter du reste du monde d’autant que le chemin sur la gauche ne semble mener nulle part.
Chez Nicolas Poussin dans Paysage par temps calme, c’est la rivière qui fait office de limite. Sur une de ses berges, une cité s’offre au regard du spectateur. De l’autre, un pâtre surveille ses bêtes. Deux arbres placés de chaque côté du tableau cadrent et bordent la scène. Le contraste entre un premier plan plutôt sombre et le reste du tableau en pleine lumière renforce cette impression d’un lieu retranché. Tout semble loin, à l’écart. Serions-nous arrivés au terme d’un voyage dans cet environnement calme et paisible qu’aucune tempête ne pourrait venir bouleverser ?
Dans la peinture de paysage, il y a souvent cette manière de disposer les arbres, les rochers ou l’architecture de façon à créer dans la composition un espace qui semble séparé des autres. Les artistes évoqueraient-ils ainsi le locus amoenus ?
Cette expression renvoie à un concept antique utilisé dans la littérature pour évoquer un endroit imaginaire de toute beauté, idyllique. Il signifie littéralement lieu amène. Effectivement, les arbres se tordent pour former une arche qui ouvre sur une scène dans la scène. Notre regard va d’une zone à une autre par le jeu et l’action de cette nature. Le peintre par cette savante scénographie recrée une portion d’espace, un microcosme au sein d’un paysage plus large. La végétation se fait passage, porte d’entrée. C’est ainsi que l’on découvre (ci-dessous) L’union de Didon et d’Enée dans la toile peinte par Gaspard Dughet ou encore L’assemblée dans un parc de Watteau.
Claude Lorrain dans Paysage avec Persée et l’origine du corail s’inspire du Ninféo Barberini. Cette dernière est une peinture découverte en 1627 en creusant les fondations du palais du même nom à Rome.
Elle représente une arche rocheuse avec une source, un petit sanctuaire et quelques chèvres.
Cette fresque se rattache aux topiaria hellénistiques – ces peintures de « lieux » typiques qui décoraient aussi les murs des maisons romaines de l’époque d’Auguste. Ici encore l’action se déroule à l’abri du monde.
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Dans une veine plus romantique, les arbres de John Robert Cozens préfigurent un paysage davantage tourmenté. Le lieu amène vers un territoire beaucoup moins idyllique. L’action se teinte d’une tournure dramatique comme dans The Lake Of Albano and Castle Gandolfo.
Surtout, un sentiment de vide se dégage. Seule la lumière vient habiter l’espace. Ceci est évidemment plus manifeste dans les toiles représentant des grottes – A Cavern in Campagna.
Notons qu’un tableau est déjà un cadrage, un coin de nature. Le monde figuré n’y est pas vraiment le monde réel mais n’en est pas pour autant son antinomie. Selon Pierre-Henri de Valenciennes dans Éléments de perspective, pratique à l’usage des artistes (1800), le peintre doit chercher l’effet d’ensemble en ne représentant pas ce qu’il a sous les yeux. Il doit au contraire faire le choix de motifs pris dans la réalité à partir desquels il recréera une nature idéale, imaginaire et artificielle.
En y intégrant dans ces peintures de paysages recomposées, des espaces qui creusent eux-même l’espace pictural, les artistes figurent des re-coins, des lieux à part non soumis aux rythmes habituels. Bien plus, ils représentent des trous du monde. C’est particulièrement évident quand les peintres choisissent un thème comme celui des grottes et les cavernes.
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Mais c’est avec Courbet que ce locus amoenus s’affirmera véritablement comme trou au monde. Arbres et rochers absorbent le reste de lumière, l’œil s’engouffre vers le néant. Le visible se perd dans l’opacité de la peinture. Le trou n’est plus au dedans de la nature, en son cœur. Il produit et génère son propre espace qui absorbe ce qui l’entoure.
Axiome 1 : il n’y a plus d’endroit où la clarté pourrait régner – principe de réalité.
» Cela vous étonne que ma toile soit noire ? La nature, sans le soleil, est noire et obscure ;
je fais comme la lumière, j’éclaire les points saillants, et le tableau est fait. »
Phrase de Gustave Courbet recueillie par Max Claudet dans Souvenirs, Gustave Courbet
Courbet chantre du réalisme, en se confrontant au monde, l’englouti dans la matière sombre et sale de sa palette. Représenter l’idéal se fait à la lumière quand montrer le réel s’avère être une tâche aveugle.
Clément Rosset dans Le Réel, Traité de l’idiotie écrit « Si le sort le plus général du réel est d’échapper au langage, le sort le plus général du langage est de manquer le réel. Il existe une chose indépendante du langage, qu’on appelle la réalité. »
Elle est l’ailleurs du sujet, une chose à dé-peindre. Qu’est ce que cela veut dire ? La figuration relève d’une a-forme qui bien qu’indéterminée, n’est pas de l’ordre ni de l’indéfini ni de l’informe. D’ailleurs selon Cézanne, Courbet « maçonnait comme un romain ». Il est nécessaire de broyer la forme propre des choses. Y aller à la truelle, au couteau. Manquer le réel c’est donc figurer sans figurer. Désormais il faudra rater ses peintures, c’est-à-dire absolument et profondément être à coté. Pratiquer un art de l’écart, de la fosse, cf. Enterrement à Ornans.
Parce que la peinture ça n’a toujours été qu’une histoire de trou finalement de St Thomas à l’Origine du monde : Axiome 2.
Mais au fait, que pensiez-vous vraiment perce-voir en regardant un paysage ?