Peinture :
Un vocabulaire de l’ombre
Mon travail se déploie dans les zones grises de notre imaginaire collectif, là où les symboles perdent leur évidence et révèlent leur ambiguïté. Armes, crânes, mains gantées, animaux sauvages, architectures monumentales : j’utilise un vocabulaire iconographique délibérément chargé, emprunté aux registres du pouvoir, de la mort, de la chasse, du sacré.
Ces motifs ne sont pas choisis pour leur valeur décorative mais pour leur capacité à condenser des tensions sociales et politiques. L’arme, objet de violence légitime. Le cerf, figure du sauvage traqué. La main gantée, symbole d’un pouvoir qui ne se salit pas. Le crâne, vanité éternelle rappelant notre finitude. Chaque élément fonctionne comme un signe qui appelle le récit.
Une palette de l’inquiétude
La couleur structure mon langage pictural de manière radicale. Le vert phosphorescent – celui de la vision nocturne militaire, des radiations, de la bioluminescence – transforme le réel en territoire étrange. Le rouge – sang, chair, avertissement – marque l’intrusion du corps et de sa vulnérabilité. Les noirs profonds créent des espaces indéterminés, des vides où les formes apparaissent comme des fantômes.
Cette économie chromatique n’est pas minimaliste : elle est chargée, presque toxique. Elle génère une atmosphère de rêve éveillé, de cauchemar lucide, où le spectateur ne sait plus s’il regarde ou s’il est regardé.
Fragments de mythologies contemporaines
Je ne raconte pas d’histoires complètes. Je peins des fragments, des indices, des traces d’événements qu’on devine sans les comprendre totalement. Mes tableaux fonctionnent comme des images mentales qui persistent après le réveil, troublantes parce qu’incomplètes.
Cette approche narrative morcelée permet au spectateur de projeter ses propres inquiétudes, ses propres références. Les armes évoquent-elles la guerre, la légitime défense, le jeu vidéo, le western ? Le cerf est-il proie, divinité, trophée ? Cette polysémie est volontaire : elle active l’imaginaire de celui qui regarde.
Une peinture qui regarde
Mes images ne se laissent pas consommer facilement. Elles fixent le spectateur autant qu’elles sont fixées par lui. Ce rapport d’observation réciproque crée une tension, un malaise productif. On ne « profite » pas de ces tableaux : on les affronte, on négocie avec eux, on accepte ou refuse ce qu’ils donnent à voir.
C’est dans cet inconfort assumé que réside, je crois, la possibilité d’une peinture qui compte – qui n’est ni décoration, ni illustration, mais proposition d’un regard sur le monde tel qu’il va.
Murielle Maudet
Dessin :
Variations sur le vide
Cette série de dessins au graphite fonctionne comme un système de variations : mêmes éléments, agencements différents. Cadres rectangulaires, poteaux verticaux, planches horizontales, cyprès – ce vocabulaire formel minimal se répète obsessionnellement d’un dessin à l’autre, générant un répertoire de situations architecturales toujours semblables et toujours différentes.
Il n’y a rien d’anecdotique dans ces compositions. Peu voire pas de figures humaines, pas de contextualisation, juste des structures plantées dans un espace blanc, comme des signes géométriques dans un plan mental. Cette abstraction narrative transforme chaque élément en forme type : le cadre n’est plus seulement porte ou fenêtre mais rectangle vertical ; le cyprès n’est pas qu’arbre mais ligne noire effilée ; la planche n’est plus matériau mais module horizontal.
Fragile architecture
Toutes mes structures sont précaires. Les cadres penchent, les planches s’entassent, les poteaux ne tiennent que par miracle. Il y a quelque chose de sisyphéen dans ces constructions : on dresse, ça s’écroule, on redresse ailleurs. Chaque dessin capture un moment d’équilibre instable. Ils disent : voilà, on essaie de construire des cadres, de tracer des limites, d’organiser l’espace – et ça ne tient jamais vraiment. C’est bancal, c’est fragile, mais on continue. Architecture du processus.
Géométrie du désert
L’espace dans lequel évoluent ces structures est volontairement indéterminé. Pas de paysage à proprement parler : juste un sol suggéré par quelques ombres portées, un horizon fantôme, parfois une petite butte au loin. Ce vide spatial accentue la présence des formes elles-mêmes qui deviennent les seuls événements visuels dans l’étendue blanche du papier.
Le dessin comme système
Cette série fonctionne par accumulation. Chaque dessin est une variation mineure sur le même thème, une hypothèse formelle parmi d’autres. Pris isolément, ils peuvent sembler anecdotiques ; vus ensemble, ils forment un système – un vocabulaire visuel cohérent qui se décline à l’infini.
C’est une méthode proche de certains artistes conceptuels (Sol LeWitt et ses variations sur le cube, par exemple) mais avec une approche plus intuitive, moins programmatique. Je ne pars pas d’un système théorique à appliquer : je dessine, je répète, je varie, je cherche. Le système émerge du processus, il n’est pas prédéterminé.
Influences et filiations
Ces dessins dialoguent avec plusieurs traditions. Il y a quelque chose de Giorgio Morandi dans cette obsession pour les mêmes formes répétées à l’infini. Quelque chose de l’Arte Povera dans ces assemblages précaires de planches et de poteaux.
Mais il y a aussi une dimension plus personnelle, presque autobiographique : ces cadres dressés dans le vide, ces tentatives d’organisation qui s’effondrent, ça parle aussi de la pratique artistique elle-même – construire des formes, tracer des limites, chercher un ordre, recommencer.
La série comme processus ouvert
Cette série n’est pas finie. Elle pourrait compter cent dessins, mille peut-être. Tant qu’il reste des configurations possibles de ces éléments, tant qu’il reste des combinaisons à explorer, le travail continue. C’est une recherche formelle qui n’a pas de terme défini – juste un territoire à arpenter méthodiquement.
Cette ouverture processuelle est importante : elle refuse l’idée de l’œuvre comme objet clos, fini, définitif. Chaque dessin est un état provisoire, une étape dans une exploration plus vaste. Ce qui compte, ce n’est pas tel ou tel dessin isolé, mais le mouvement d’ensemble – cette obstination à revenir aux mêmes formes, à les faire varier encore et encore, comme pour épuiser leur potentiel plastique.
Murielle Maudet